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Mois : juillet 2017

RG7916, sirop à la fraise

(Ce titre est à lire avec une grosse voix genre mauvais gangsta-rap à la française, ça claque non ? Je suis sûre qu’on tient un truc. )

Résumé de l’épisode précédent (à lire in extenso ici) : À noël dernier, le Spinraza était validé par la FDA comme traitement valable à l’amyotrophie spinale. Ça me laissait fort coite, mais même pas  coite d’émerveillement, juste de désintérêt, assez étrangement. De toute façon c’était pas pour moi, le traitement s’injectait dans les lombaires, chose impossible puisque j’ai la colonne verrouillée (et pas moyen de remettre la main sur le code), comme les plupart de mes semblables, SMA adultes opérés pour cause de scoliose. Ça tombait bien, j’étais pas très chaude pour leur grosse aiguille, erk.

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Même avertissement que précédemment, cet article est juste un exutoire égocentré, simple témoin d’événements pas si simples. Alors #TriggerWarningBullshit.

 

Au printemps, l’ATU a été validée en France. Autorisation Temporaire d’Utilisation, pour permettre aux patients qui en ont besoin d’accéder au Spinraza avant la vraie commercialisation du traitement. Alors rapidement, les types 1 (atteinte précoce, sévère) tentent tous leur chance. Évidemment, ils n’ont pas le luxe de pouvoir attendre. Ça n’est pas un miracle, pas un claquement de doigts et tu guéris, non. Pas toujours concluant, mais oui, ça marche et on voit ces tout-petits faire des choses qu’aucun type 1 ne fait généralement. Genre survivre, déjà. Et puis bouger les bras, les jambes. Wow, contente pour eux.
Et puis les enfants du type 1bis. Puis les types 2 sévères, et maintenant plus légers, et maintenant les plus grands… Je ne suis ça que d’assez loin, mais sur les réseaux, j’assiste à leur grande aventure moderne. Photos des bambins souriants à chaque piqûre, angoisses post-injections, vidéos des progrès.
Cette fois c’est en France, c’est des gosses que je connais, au moins virtuellement, alors oui je m’y intéresse un peu plus. Et puis ça nous change un peu de la routine habituelle.
Un enfant qui commence à faire quelque chose, c’est aussi des loupés, alors peu charitables, on se bidonne bien. « Oscar, montre comme tu tiens bien sur le vélo, Oscar fais coucou à la caméra» COUPEEEZ ! Grimace d’Oscar qui lutte, se vautre au ralenti, écran noir, maman a plongé pour le rattraper. Ah ce qu’on peut se marrer, je vous jure, Bernard Montiel et son vidéo-gag ont du souci à se faire. (Wait, what ?…)

Tout le monde ne se marre pas, pourtant. Il y a ceux dont les enfants sont déjà morts. Il y a aussi ceux qui habitent dans d’autres pays, au Maghreb en particulier, et qui savent que leur système de soin ne leur permettra pas d’offrir ce traitement hors de prix à leur môme. Fucking frontières. Et puis ceux qui ont ce problème de colonne vertébrale inaccessible, donc. Pour eux ça n’est peut-être qu’une question de temps, mais quand le quotidien est un enfer, quand la survie est engagée, le temps pèse lourd. Tout ce petit monde se réjouit évidemment pour les enfants traités. Évidemment, comment oser dire ou même penser le contraire ? Alors ça ne se dit pas, mais des tensions apparaissent, des critiques, des regrets. Enfantillages, jalousie, disent certains.
Je plie pour eux, quelle violence ça doit être, d’assister à la fête de loin. Comme la femme en mal d’enfant qui doit féliciter chaleureusement les grossesses de ses amies. Serre les dents, sois gentille et souris. Des fois on ne peut pas, ça tord les tripes, on est humain et c’est (bien) comme ça. La période est critique, joyeuse et douloureuse, intense et électrique.

Moi dans tout ça, ça va vraiment bien. Je prends ces nouvelles comme un rebondissement, un divertissement, je déconne et je continue ma vie sans y penser. Merci le petit mécanisme creepy de mon cerveau qui décrète « Han ça à l’air plutôt nul » quand quelque chose m’est inaccessible. J’ai commencé à comprendre que le mignon faisait ça pour m’économiser le jour où devant de superbes photos de voyage je me suis entendue dire « Ah moi l’Inde c’est pas du tout un pays qui m’attirerait ! ». Hein ? Mais c’est quoi mon problème ? Ah oui c’est vrai que les photos montraient des sites totalement galères pour un fauteuil. Alors hop, économie de frustration, sauvegarde d’énergie pour du plus utile, j’ai qu’à pas avoir envie ! #Génie.
Je ne dis pas qu’il FAUT ne pas envier ce qu’on ne peut pas avoir, je dis juste que j’ai la chance d’être dotée de cet astucieux mécanisme. Pour tout ce qui a trait au handicap du moins, dans d’autres domaines c’est beaucoup moins concluant, ahem.

Bref, zéro cas de conscience, zéro cogitage, zen. Je m’en étonne un peu, mais ça me va parfaitement. Je me dis juste, rationnellement, que c’est plutôt encourageant pour les années à venir. Je sais que d’autres produits prometteurs sont à l’étude. Et puis rideau, je retourne aux trucs à vivre aujourd’hui.

Bon.

Et puis cette semaine, il y a eu Lucie. Lucie debout en appui, et ce petit pied qui se déplaçait sur le côté. Elle a une forme plus légère, elle tenait déjà debout, difficilement, mais n’a jamais pu bouger ses pieds, jusque là. Et sur la vidéo, sa petite voix qui chantonne « Un pas, deux pas… Un pas, deux pas… »
Impact.
On a trouvé le cerveau de Céline, les gars, elle a enfin percuté.

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Je suis déçue, j’aurais aimé que le flash se passe sur un détail plus funky et moins convenu. La marche putain, quel cliché, quelle platitude validiste, alors que sincèrement, c’est pas là dedans que je me projette. Mais merde, ce petit pas est le truc le plus émouvant que j’ai pu voir depuis pffiou. Et là, enfin, je n’ai pas boudé mon émotion.
Lucie participe à l’essai Sunfish, c’est à dire que Lucie prend un sirop à la fraise tous les matins. Depuis 3 semaines seulement.
D’après les premiers résultats, là où les piquouzes de Spinraza dopaient la production de SMN2 de 240 %, le sirop à la fraise marcherait à… 400 %.

Ok, nouvelle donne.
Je ne suis pas encore sûre de beaucoup aimer ça, pour le moment. J’ai commencé à m’y projeter, bien sûr, et justement, c’est très inconfortable. Très emballant, mais inconfortable.

Parce que c’est pas du tout comme ça que c’était prévu, et que j’aime pas trop ça, moi, l’imprévu. #ControlFreak
Normalement le schéma dans ma tête c’était :
1) On aura une première molécule qui ralentira l’évolution de la maladie. Quelques années plus tard on stoppera carrément l’aggravation. Et encore après, même, peut-être on trouvera un truc pour récupérer quelques forces.
2) À partir du moment où un essai serait concluant, on ne fait pas n’importe quoi avec la pharmaceutique, il y a des règles, des délais, comptons bien deux ans avant de voir chaque traitement réellement distribué.
Et ça m’allait bien, comme vision, ça me semblait plein d’espoir et super optimiste. Peut-être même trop audacieux, un peu naïf, vu que ça fait 30 ans qu’on se raconte ça sans rien voir bouger.
Et vla-t-y pas que tout nous dégringole dessus d’un coup. Il y a 6 mois rien, et là bam, deux traitements presque à portée de mains, et qui réparent, carrément ?! MAIS C’ÉTAIT PAS PRÉVU !

Pourquoi c’est dérangeant ? Parce que c’est pas encore sûr.
Pour l’instant pas d’effets secondaires. Mais sur le long terme ?
Ça semble efficace. Mais à tous les coups ?
J’aime pas ouvrir cette porte parce que ça mène tout de suite trop loin.
Tu sais, comme quand tu t’apprêtes à aller à un cours, un peu chiant mais sans plus, et un copain te dit « Où alors on sèche ? ». T’as beau répondre « Oh non allez on y va quand même » tu sais que c’est trop tard, maintenant que l’éventualité s’est engouffrée dans ton esprit, aller à ce cours te semble le fardeau le plus lourd du monde. Alors oui, immanquablement, j’acquiescais. (20 ans plus tard, j’en fais encore des cauchemars coupables )
Sauf que là je ne peux pas dire « Allez ouais t’as raison, le handicap c’est marre, YOLO je sèche ». Ça ne dépend pas de moi.
Cet espoir-là ne sert à rien, j’aime pas. Pas question que « en attendant », le handicap devienne ce genre de fardeau le plus lourd du monde, parce que sincèrement c’est pas le cas, je vis bien et préfère me miner pour de dramatiques futilités humaines.

Et puis si effectivement, ça peut chémar ? Ça sera quoi ma vie ? Ça sera quoi, moi ? Plus facile sans doute mais mieux, vraiment ?
Emmy, 3 ans, a fondu en larmes quand sa copine lui a dit que bientôt elle n’aurait plus besoin de son fauteuil, grâce au médicament. Mais non, toute sa vie elle veut son fauteuil ! Étonnement des parents, mais nous on sait.
Le handicap est loin, très loin d’être mon identité. Mais évidemment, il représente pas mal des briques constituantes de qui je suis. Les modifier, quel que soit notre âge, c’est vraiment pas rien.

J’envisage toujours les nouveaux gestes permis pour l’exaltation des sens , par goût de l’aventure. J’envisage plus de rapidité/facilité au quotidien. J’envisage même, peut-être, pouvoir instaurer une autre distance avec mes auxiliaires, peut-être me passer d’eux quelques heures par-ci par-là (impliquera d’autres lourds questionnements) sans le poids de la vulnérabilité.

Je parle de regagner 10 ou 20 % de forces, qui seraient une révolution pour mon quotidien. Mais surtout, ce qui change, c’est la projection dans l’avenir, et c’est le plus incommunicable je crois.
Depuis toujours, je sais, c’est intégré, qu’au fil des années, je perdrai des forces. C’est pas une tuile qui m’est tombée dessus, c’est pas dur à accepter. Ça a toujours été comme ça, c’est la règle du jeu. Comme la pesanteur terrestre ou le fait qu’on ne peut pas lire dans les pensées. Ça ne vous empêche pas de dormir (j’espère), moi non plus.
Alors c’est un truc inné, ancré, quand je me projette à quelques années, ça ira moins bien. Plus ou moins, on ne peut pas savoir, mais c’est une certitude, ça ira en descendant. Quand j’achète un nouveau truc je pense instinctivement, même sans le formaliser, « il faut que ça aille aussi avec un peu moins de mobilité, pour la suite ». C’est juste dans l’ordre des choses, comme les enfants grandissent, l’enchaînement des saisons.
Et là, je devrais tout reprogrammer en mode « sur la bonne pente » ? C’est considérable, c’est la planète qui se met à tourner en sens inverse. C’est pas naturel, c’est trop facile, c’est de la triche, non ? J’ai peur de tout laisser couler en attendant que ça aille mieux, je me connais.
J’ai cherché plein d’analogies, est-ce que c’est comme si vous deveniez immortels ? Comme si vous alliez bénéficier de super-pouvoirs, gagner une fortune ? Non, tout ça vous ferait probablement recalculer vos plans de vie, mais c’est difficilement comparable. C’est tellement à part, comme expérience.

Je crois que je commence à sombrer dans le bullshit, je vais m’arrêter là.
Je crois surtout que je n’ai plus envie d’y penser, je vais repousser un peu la porte, et on va y aller tout doucement. Un pas, deux pas…
Oui, je commence à réaliser. Oui c’est évidemment génial, à commencer par l’espérance de vie sauvée. Oui, je commence à en avoir envie. Mais seulement si on y va ensemble, et en se marrant. Je ne suis pas encore prête à prendre ça très au sérieux.
On y reviendra.

Peton