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J’irai squatter chez vous

L’autre jour je suis allée chez une amie.
Je veux dire CHEZ une amie.
Je veux dire DANS sa maison vraiment !
Je sais pas si vous visualisez bien le truc ?

Je suis allée prendre un café, comme ça. Non, un thé  à la menthe, elle les fait si bien. Elle vient d’emménager dans une maison enfin accessible. Ils ont déjà vidé les cartons, c’est encore un peu en chantier mais c’est habitable. J’étais heureuse de les voir si bien installés, ils seront heureux ici, et le voisinage semble adorable. La cuisine est minuscule, mais je l’ai vue me proposer « un peu » de sfouf, en extirpant d’un petit placard un énorme pot de 10 litres, ô joie, c’est mon péché mignon. On s’est posées sur la terrasse, les enfants allaient et venaient entre le gâteau et leurs écrans. Le jardin est aride, il faudra que je les aide à le rendre plus doux et vivant. À 4 heures son mari est rentré avec de nouvelles pâtisseries, ça fait des années que je ne l’avais pas croisé, sa barbe a blanchi. Je n’avais pas le temps, mais on pourra se promener le long du canal la prochaine fois.

Micro-moments simples et doux, je l’ai quittée toute réjouie.
Émerveillée comme une gamine qui n’est jamais invitée aux anniversaires.
Mais sur le chemin du retour, je ne sais pas trop pourquoi, une rage folle est montée en moi.
Non je suis pas reconnaissante. Je suis furieuse contre vos logements inaccessibles.

Je crois que c’est le caractère improvisé et banal de tout ça qui m’a fait vriller. L’idée que c’est votre quotidien à tous, et que c’est la première fois que je peux faire ça chez cette amie alors que je  la connais depuis 20 ans.

Oh j’ai une vie sociale assez géniale, je suis aimée et entourée des meilleurs, j’ai beaucoup de chance. Je suis même invitée parfois, mais ça a trop souvent ce goût d’exceptionnel. Au mieux c’est pour une occasion, un repas. Même ceux qui habitent à l’étage proposent parfois « Viens en fauteuil manuel, on sera assez nombreux pour te porter ! » . Je l’ai fait, je refuse maintenant. Je n’ai pas envie d’être un événement, le clou de la soirée. Pas pour ça.
« Génial, on a même permis à Céline d’être là ! »
Je ne veux pas l’inconfort de ce fauteuil, les douleurs et la passivité qu’il m’occasionne, puisque sans mon fauteuil habituel, je perds toute autonomie. Je n’ai pas envie de surveiller l’alcoolisation des mes porteurs en appréhendant la redescente scabreuse dans des escaliers en colimaçon. Pas envie de les voir se faire mal au dos et demander « Euh quelqu’un d’autre pourrait s’en occuper finalement ? ».

Vous n’imaginez probablement pas ce que ça peut modifier d’une relation, d’être toujours celle qui reçoit.
Ça n’est pas une question de charge de travail, c’est l’équilibre de la relation, qui est en jeu.
C’est entrer dans vos quotidiens. Ausculter votre bibliothèque, y traquer vos lectures honteuses, découvrir des pépites, vous les emprunter. Juger votre bordel, me sentir rassurée quant au mien. Découvrir l’odeur de café et la lumière chez vous.
C’est pouvoir débarquer en urgence, garder vos gosses pour dépanner, venir vous aider à réparer un truc, vous apporter vos courses et vous faire à manger quand vous êtes malades. (T’as vu je suis cool)
C’est vous regarder évoluer dans votre milieu naturel, saluer vos voisins, caresser votre chatte, m’engueuler avec votre conjoint, rencontrer vos amis.

En vrai quand j’étais môme j’étais souvent invitée aux anniversaires.
Parce que j’étais déjà badass.
Mais aussi parce que je vivais dans un lotissement construit après guerre par les ricains. Du genre que tout le monde méprise, où les maisons de plain-pied standardisées, presque identiques manquaient peut-être un peu de cachet, mais étaient TOUTES intégralement accessibles.
Mes parents avaient choisi cette maison pour son accessibilité, j’avais 2 ans et on venait d’apprendre mon handicap. Mais je ne pense pas qu’ils aient envisagé combien l’accessibilité des maisons alentour allait aussi me changer la vie.

Je pouvais aller chercher mes copines sans aide. Je pouvais venir jouer dans leur chambre, regarder le club Dorothée, rester goûter…
Je n’avais pas vraiment réfléchi à ça jusqu’aujourd’hui, mais peu d’environnements m’auraient offert cette chance.

C’est quand j’ai débarqué à la grande ville, riche et évoluée que j’ai déchanté.
Les copains, étudiants, ne pouvaient souvent se payer que de petits logement dans de vieux immeubles, ou en cité universitaire (évidemment inaccessible, j’espère que ça ne vous étonne pas)…
Moi j’avais un chouette appart en hyper-centre, je venais de prendre mon indépendance, je jubilais. Ça me plaisait de voir tout le monde se retrouver chez moi, j’étais the place to be. J’aimais apprendre à cuisiner, j’aimais recevoir, c’était valorisant.

En vieillissant ça s’arrange un petit peu, l’embourgeoisement ça a du bon. On va vers plus de maisons individuelles, plus de choix et / ou de modernité. Quand vous déménagez vous y pensez, parfois…. avec une place très variable dans la liste de vos priorités.

Mais le temps passe, et je me lasse. J’en ai ma claque de faire comme si la seule chose importante c’était la relation, nos discussions, et du bon pinard sur la table.
C’est pas parce que c’est l’essentiel qu’on peut se permettre de négliger le reste.
La colère retenue 40 ans m’envahit. Je suis en colère contre vos logements inaccessibles et envisage le séparatisme radical. Ne plus me lier qu’avec des amis qui sauront m’accueillir. Ne plus m’investir que dans des relations équilibrées. Ma vie serait si différente.

Il était temps que je me mette en colère, et il serait temps que ça vous dérange.

Alors maintenant, concrètement on fait quoi ?

Bien sûr que je ne vais pas rayer de ma vie tous mes amis et mes amours. Plutôt crever.

Individuellement, c’est compliqué de vous en vouloir vraiment, parce que je sais comme les logements accessibles sont rares. Je sais que que quand on a pas les moyens, on prend surtout l’appartement qu’on peut. (Mais je vous juge quand vous tenez à vos poutres apparentes plus qu’à pouvoir m’accueillir chez vous)

Et puis, même les personnes handicapées peinent à trouver des logements accessibles Alors est-ce qu’ils ne vaut pas mieux leur laisser à eux, qui en ont un besoin vital, plutôt que l’occuper, vous qui m’inviterez peut-être une fois par an ?
Bien sûr, ce calcul est légitime… Mais il n’y a pas de bonne réponse individuelle à une situation si vérolée.
Parce qu’avec cette stratégie, on entretient l’idée que l’accessibilité, c’est un problème qui ne concerne que personnes handicapées. Facile pour vous, drapez donc votre culpabilité dans cette image de sacrifice au profit les plus nécessiteux.
Et puis à force de considérer que les logements accessibles sont destinés à la population handicapée, on sous-estime l’ampleur de la pénurie. La demande ne concerne pas 10 % de la population mais 100 %.

On n’en peut plus de porter ça seuls, il va falloir mettre la main à la pâte.
Comment ?

1) Politiquement.
Avez-vous entendu parler de la loi ELAN ?
Alors que la loi de 2005 prévoyait de rendre 100 % des nouveaux logements accessibles… 100 % ? Non calmez-vous, on parle de 100 % des logements en rez-de-chaussée ou accessibles par ascenseur, donc en réalité, on tombe déjà à 40 %.
Et bien en 2018, 2018, la loi ELAN a dit « Balek, ils sont pas si nombreux, on va plutôt partir sur 10 % ! » (10 % des 40 % toujours).
La douche froide, retour à la case prison. On a protesté, on a peu entendu votre indignation. Soutenez-nous, fort, soyez de vrais alliés. Par pour faire un geste généreux mais parce que cette injustice qui ruine nos vies devrait vous RÉVULSER, j’exagère pas.

2) Individuellement.
Vous refaites votre porte-fenêtre ? Faites-la sans seuil. Vous changez vos interrupteurs ? Mettez-les plus bas. Pensez chaque modification comme si elle devait servir à une personne handicapée. Même si il reste des grosses marches infranchissables en fauteuil, améliorez l’ensemble au fil de l’eau, peut-être que la prochaine qui habitera votre logement sera heureuse de n’avoir à aménager que ces escaliers !
Vous êtes locataire ? Faites pression sur votre syndic, votre propriétaire, parlez-en à vos voisins. Si vous êtes nombreux à le demander, régulièrement, ça deviendra une question prioritaire. Et votre vieille voisine vous remerciera.
Les proprios s’obstinent ? Par une belle nuit d’été prenez une masse et allez me péter cette marche devant votre entrée, ils seront bien obligés de la refaire !

3) Prosélytez.
Soyez le pénible de service partout où vous allez, faites remarquer l’inaccessibilité des lieu, inlassablement, ça nous soulagera de ne pas porter ça seuls.
Parce que si on ne peut pas aller chez vous, c’est souvent tout aussi compliqué de vous rejoindre au bar, au parc, au bowling… Signaler « C’est dommage, je ne viendrai pas chez vous avec mon ami en fauteuil, mais chez votre concurrent». Signalez qu’en attendant de faire des travaux, ils peuvent s’équiper d’une rampe amovible pour pas cher.
Combien de fois on doit expliquer ça.
Combien de fois l’avez vous déjà fait ?

Voilà ce qu’on veut. Pas des bons sentiments, pas que vous changiez de regard.
On veut des actes au quotidien. Même petits, mais concret.
On veut que vous partagiez cette charge.
Et venir squatter chez vous.

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One Comment

  1. Sidney Sidney

    100% d’accord, 100% la réalité, 0% d’exagération, j’aimerai aussi à 100% ne plus subir ce handicap social inutile de l’inaccessibilité des lieux privés ou publics !!!

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