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Mois : décembre 2023

Funèbre résistance

Dernièrement, j’ai beaucoup entendu autour de moi « C’est mon premier vrai deuil, je n’avais jamais perdu quelqu’un de mon âge, proche, qui ne soit pas mort de vieillesse. »
Je levais un peu les yeux et les épaules, mi-blasée mi-meurtrie. Je répondais : Et alors ? Moi j’en ai perdu plein mais tu sais, on ne s’habitue pas au fil des deuils. Ça ne change rien, c’est toujours aussi dur. 

On ne souffre pas moins, non. Mais je dois reconnaître que ça n’est pas complètement vrai : le handicap m’a copieusement familiarisée avec la mort, et bien sûr, ça change beaucoup de choses.

C’était pas rien de grandir depuis toujours avec la perspective de ma propre mort, puisque d’après un grand professeur un poil alarmiste, je ne devais passer mon premier hiver. C’était pas rien de voir les adultes autour de moi porter mon deuil d’avance, me regarder avec le coeur humide, un sablier dans le regard.
Ils ne le disaient probablement pas, et si petite je ne le comprenais pas, mais bien sûr que ça laisse une empreinte.

Ça n’est pas rien d’avoir passé ma vie en tablant sur l’idée qu’il me restait une dizaine d’années. Depuis l’enfance, ce genre d’échéance arbitraire, à la louche, avec cette constante : je ne serai jamais vieille, je ne mourrai pas de ça, ma vie est suspendue à un autre fil bien plus ténu.

Depuis toujours j’ai vu mourir des gamins de mon âge, des ados de mon âge, et ça n’était vraiment pas rien. Regarder ça, pas dupe : c’est pas mon tour, mais c’est moi, mon histoire. Chaque mort, un warning qui s’allume dans ma tour de contrôle.
Mais accueillir chaque drame sans faire de vague, ne pas montrer combien ça touche, pour protéger l’entourage. Peut-être surtout pour ma propre sauvegarde, de peur que les émotions, une fois confiées, sortent de mon contrôle, ricochent, fassent boule de neige et me reviennent monstrueuses. J’ai toujours eu un petit kiff du contrôle extrême, alors apprendre à ne pas me laisser toucher, ou vraiment pas longtemps.
On développe des mantras qui nous soufflent d’en faire quelque chose, vite, donner du sens à cette absurdité. Compenser par plus de vie, se projeter dans l’avenir qu’il nous reste, à nous, ah ! Combien de sorties, week-ends ou vacances j’ai pu me programmer, en apprenant un décès. Courage, vivons !

Mais il ne s’agit pas d’un simple rappel de l’éventualité de ma mort.
Fléchir serait bien trop risqué sur plus d’un plan, parce que le monde entier autour chuchote que quelque part, c’est peut-être mieux comme ça. Que ça n’était pas une vie de toutes façons. On est soulagés « pour lui », maintenant il ne souffre plus. Et puis sa famille va enfin pouvoir se reposer et faire de nouveaux projets.
Très jeune, je ne disposais pas de l’idée de validisme, j’encaissais juste un malaise sans mots, une violence doucereuse qui puait, que je ne pouvais que tenter de tenir à distance.  

Parfois dans les journaux, on apprend que c’est une mère elle-même qui a mis fin aux jours de son enfant handicapé, et le public penche la tête en se disant qu’elle a dû souffrir beaucoup, la pauvre, pour en arriver là. Je ravale ma colère, j’ai pas les mots.
Alors dans ma pulsion urgente de vivre plus fort, il y avait certainement un peu de bravade : là, vous voyez bien que c’est une vie !

La mort, avec un handicap, c’est tout ça. C’est une lutte à la fois symbolique et très concrète, presque quotidienne, pour exister coûte que coûte. 

C’est vrai qu’on gère souvent nos deuils en vieux habitués. Aujourd’hui encore j’évite de me laisser affecter par les morts qui s’égrainent, les connaissances qui tombent. L’esprit se trouble, s’émeut puis se reprend.
J’ai tellement côtoyé, traversé, réfléchi, apprivoisé la mort, que je pense avoir un rapport sain et dépassionné, avec elle. Je veux bien sûr qu’elle se tienne loin de moi et de mes proches le plus longtemps possible, mais elle ne me fait pas peur. C’est la règle du jeu qu’on aime pas, mais qu’on accepte parce que le jeu est cool.

Alors, je suis l’amie solide qui peut accompagner ta fin de vie ou ton deuil, entendre tes angoisses, tenir ta main et adoucir ou alléger ces moments, selon tes besoins.

40 années d’expériences m’ont rendue presque insubmersible.

Et puis parfois il y a un deuil trop proche, une trop aimée, qui fait rompre le barrage et s’effondrer les murs porteurs. J’ai peut-être trop pensé la mort, pas assez ressentie, et je me prends ça en pleine face. Je n’en sais rien en fait, y a peut-être rien à expliquer ou analyser, j’ai juste mal à en crever comme n’importe qui perdant un proche.
Trop familière du truc, je ne crois pas traverser les sacro-saintes étapes du deuil. Pas de déni, peu de colère, allez directement en dépression sans passer par la case départ, et passez 5 tours. Je n’élabore rien, je l’ai déjà trop fait. Je n’ai que le vide, le manque, les larmes.
« Courage vivons » ne suffit plus. Je m’y accroche toujours mais le temps peine à reprendre son cours, les mois et les années restent blessés.
Pendant cette lente remontée… les morts s’égrainent encore autour de moi, bien sûr. Avec leur chapelet de poignards validistes jugeant de la valeur de nos vies.
Et puis touchant du doigt cette douleur extrême, je vous laisse imaginer la culpabilité projetée : mon départ sera semblable, blessant vivement mes proches.

Alors, c’est vrai que c’est quelque chose de ne plus pouvoir compter ses morts.

Et nous sommes aussi meurtris que forts de ce bagage invisible. Armés jusqu’aux os, contre quiconque voudrait nous aider à mourir avec un peu trop d’empressement.

Le handicap, aux yeux de la société, est inlassablement cantonné au champ de l’expérience individuelle, intime. Mais cet intime-là, comme tant d’autres, est éminemment politique, et menace nos vies.

Not today est écrit en blanc sur fond noir, souligné d'une épée. Un triple trait barre les 2 O
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