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En voiture Gainsbarre

J’avais 11 ans, il y a 20 ans tout pile, je revenais de quelques jours passés chez ma grand-mère avec ma copine Amélie. Oui parce qu’en grandissant je m’y ennuyais un peu, alors j’avais le droit d’emmener une copine (bien contente de gagner des nouveaux grands-parents occasionnels).
Ma mère était venue nous chercher, on était donc en route, quelque part entre Meuse et Meurthe-et-Moselle. Mais encore en Meuse je crois.

La radio a annoncé la mort de Gainsbourg, et j’ai en tête l’image très nette de cette radio, avec ma mère à gauche et Amélie à droite (bah oui, pas l’inverse). A 11 ans, je ne sais franchement pas ce que je connaissais de Gainsbourg, j’avais dû voir ce vieux type bizarre et touchant chez Drücker ou Sabatier, sûrement, mes parents ne l’écoutaient pas à la maison, alors pourquoi cette nouvelle m’a scotché ainsi ? Ma mère a dû tempérer la nouvelle en rappelant son mode de vie dissolue… Je crois que ça n’évoquait rien à Amélie.

Enfin voilà, ce souvenir insignifiant pour mon quotidien de môme est resté gravé.
Et un jour, plus grande, j’ai lu “La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules“, alors je me suis dit que Delerm était mon jumeau-de-mort-de-chanteur.

La nouvelle en question s’appelle apprendre une nouvelle en voiture, la voilà :

« France Inter, il est dix-sept heures, l’heure des informations présentées par… » Un court indicatif musical, et puis : « La nouvelle vient de tomber sur les téléscripteurs : Jacques Brel est mort. »
A cet endroit, l’autoroute descend rapidement dans une vallée sans charme particulier, quelque part entre la sortie d’Évreux et celle de Mantes. On est passé là cent fois, sans autre préoccupation que celle de doubler un poids lourd, de commencer à s’inquiéter de la monnaie pour le péage.

Tout à coup, le paysage est découpé, arrêté sur image. Ça se passe en une fraction de seconde. On sait que la photo est prise. Cette côte à trois voies bien anonyme et grise qui remonte vers la vallée de la Seine prend un caractère, une singularité qu’on ne soupçonnait pas.
Peut-être même le camion Antar rouge et blanc sur la file de droite restera-t-il dans l’image.
C’est comme si on découvrait la réalité d’un lieu qu’on n’avait pas envie de connaître, qu’on associait seulement à un certain ennui, à une légère fatigue, une abstraction morose du trajet.
De Jacques Brel, on avait des tas d’images, des souvenirs d’adolescence liés à des chansons, ce déferlement physique de l’ovation quand il chantait Amsterdam à l’Olympia en 1964. Mais tout cela va disparaître. Le temps va passer. On entendra d’abord beaucoup de chansons de Brel, beaucoup d’hommages.
Puis un peu moins, et jusqu’à presque pas.
Mais chaque fois, le val d’autoroute au moment de la nouvelle reviendra. C’est absurde ou magique, mais on n’y peut rien. La vie fait son film, et le pare-brise de la voiture peut devenir un écran, l’autoradio une caméra. Des bouts de pellicule tournent dans la tête. Mais c’est le voyage qui fait ça aussi, cette fausse familiarité des paysages l’un par l’autre effacés qui un jour se cristallise.
La mort de Jacques Brel est une autoroute à trois voies, avec un gros camion Antar sur la file de droite.

Published inVrac

3 Comments

  1. Valérie Valérie

    Je me souviens aussi de sa mort. Notre prof de musique nous avait alors fait apprendre certaines chansons. C’est Césaria Evora que j’ai regardée partir sans rien lui dire alors qu’elle passait à 50 cm de moi. Pour lui dire quoi de toute façon ? J’ai eu aussi peur de déranger.

  2. François François

    Je me souviens aussi très bien quand j’ai appris sa mort. Je crois que c’était un dimanche. On allait retrouver mon grand-père pour manger dans une brasserie près de la gare de l’Est à Paris, avant que je reprenne le train pour Nancy. Je n’arrive pas à me dire que ça fait déjà 20 ans. Il doit forcément avoir une erreur de calcul quelque part…
    Sa mort m’a beaucoup touché, comme celle de Bashung des années plus tard.
    Mon grand regret est de n’avoir pas osé lui demander de signer mon billet de concert le jour où je m’étais incrusté en fin d’aprem dans le grand hall du parc des expos de Nancy, et où après avoir fait quelques minutes de répet, il est descendu de la scène pour passer à un mètre de moi. Trop impressionné par ce grand personnage et ce qu’il représentait pour moi, j’ai eu trop peur de le déranger en faisant le fan de base…

    • Ah la classe, ton grand âge te laisse forcément plus de souvenirs de lui vivant !
      Sinon je trouve ça super délicat d’aller aborder des “stars” qu’on admire, sans avoir quelque chose de précis et inspiré à leur dire/demander… Moi j’oserais pas, je pense trop aux milliers de personnes qui l’ont fait avant moi et même si c’est flatteur, ça doit être super lourd..

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